Enfants et écrans : et si on appuyait sur pause ?

23 mai 2025


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Thomas Hobbs

Thomas Hobbs

Daisy Greenwell, cofondatrice de l’initiative britannique Smartphone Free Childhood (Enfance sans smartphone), milite pour limiter l’exposition des enfants aux écrans jusqu’à 14 ans. Et elle n’est pas la seule : depuis le lancement du mouvement au Royaume-Uni, plus de 140 000 parents se sont inscrits dans l’annuaire du mouvement.

"On entend souvent que les enfants sont voués à devenir accros aux écrans dès l’âge de trois ans. C’est totalement faux !" lance Daisy Greenwell.

Maman de trois enfants, elle explique ainsi l’objectif du mouvement Smartphone Free Childhood, qu’elle a cofondé avec son époux Joe Ryrie : "Il ne s’agit pas de bannir les smartphones, dont l’utilité est incontestable. Mais on est convaincus qu’une exposition trop précoce à ces outils nuit à la santé mentale des enfants, alors que leur cerveau est encore en développement." 

Elle compare cela aux voitures : "Elles sont utiles, mais pour réduire les accidents mortels, on a inventé les ceintures de sécurité, établi des normes anti-pollution et optimisé les infrastructures routières. On peut toujours atténuer les risques associés aux technologies essentielles."

"Ceux qui n’ont pas encore d’enfants s’imaginent que le problème des écrans sera réglé quand ce sera leur tour. En fait, on observe la tendance inverse : les enfants sont exposés de plus en plus jeunes, malgré la quantité de contenus nocifs et les risques de dépendance largement documentés. "

Les études vont dans le sens des propos de Daisy. Au Royaume-Uni, la part des enfants âgés de 5 à 7 ans qui utilisent Internet pour envoyer des messages ou passer des appels audio et vidéo est passée de 59 % à 65 % en un an (2024-2025). La proportion d’enfants qui regardent des vidéos en streaming a également augmenté, passant de 39 % à 50 % d’après les données d’Ofcom

L’usage des réseaux sociaux progresse aussi. Les enfants âgés de 5 à 7 ans sont désormais 38 % à utiliser des sites ou applications sociales, contre 30 % l’année précédente. Des hausses marquées sont notamment observées sur WhatsApp (de 29 à 37 %), TikTok (de 25 à 30 %), Instagram (de 14 à 22 %) et Discord (de 2 à 4 %). Avec l’omniprésence des smartphones dans les foyers, les enfants accèdent de plus en plus facilement aux réseaux sociaux. Certains parents se servent même de leur propre téléphone pour calmer leur enfant dans les moments de crise : il leur suffit de lancer une vidéo pour que tout s’arrange.

"Ces chiffres sont un véritable signal d’alarme pour le secteur", déclare Mark Bunting, du groupe Sécurité en ligne de l’Ofcom, au micro de la BBC. "Les plateformes devraient examiner qui utilise réellement leurs services, au lieu de se contenter de renvoyer à leurs conditions d’utilisation. Ce n’est un secret pour personne : de nombreux enfants utilisent prématurément des applis qui, en théorie, leur sont interdites. Aujourd’hui, les entreprises ont l’obligation d’agir pour protéger ces jeunes utilisateurs."

L’utilisation marquée du smartphone chez les enfants entraîne leur exposition au pire du web : cyberharcèlement, contenus pornographiques, violence, attentes esthétiques irréalistes, haine, misogynie, transphobie, racisme, etc. Une vaste étude internationale menée par Sapien Labs auprès d’environ 28 000 jeunes adultes tire la sonnette d’alarme : plus un enfant commence tôt à utiliser un smartphone, plus il risque de présenter des fragilités mentales à l’âge adulte.

Face à ce constat alarmant, Smartphone Free Childhood milite pour des lois plus protectrices. Le mouvement organise des événements dans les établissements scolaires ainsi que des webinaires en ligne, tout en mettant à disposition des parents un espace numérique où ils peuvent échanger et se mobiliser ensemble.

Anthea Renshaw

Dans cette optique, Daisy Greenwell a lancé The Parent Pact, un annuaire qui permet aux parents de se mettre en lien avec d’autres familles de leur quartier ayant choisi de retarder l’usage du smartphone jusqu’aux 14 ans de leur enfant. En s’inscrivant, ils rejoignent un groupe WhatsApp local pour échanger conseils, expériences et stratégies face aux dérives liées aux écrans. Déjà 140 000 parents britanniques ont signé. Et selon Daisy, ce n’est qu’un début : le cap du million d’inscrits pourrait être franchi d’ici deux ans. 

Ce succès est d’autant plus remarquable que Smartphone Free Childhood n’existe que depuis février 2024. "Le Parent Pact mise sur l’effet de groupe pour ancrer des habitudes saines", explique Daisy. "Constater que d’autres enfants de la classe participent à l’initiative incite les parents à s’engager à leur tour, pour éviter que leur propre enfant ne soit mis à l’écart. Parfois, il suffit qu’un quart des membres d’un groupe adopte une idée pour que les mentalités changent."

Ancienne journaliste pour The Times et Positive News, Daisy a eu le déclic en entendant qu’un parent d’élève comptait offrir un iPhone à son enfant de huit ans. Choquée, elle crée un simple groupe WhatsApp pour rassembler des parents inquiets de cette tendance. Le succès est fulgurant : ce petit espace d’échange évolue rapidement en mouvement national.

L’ampleur est telle que Daisy et son mari quittent leurs emplois pour se consacrer entièrement à Smartphone Free Childhood. "Un portable à huit ans ! Vous vous rendez compte ? J’étais sidérée", confie-t-elle. 

"Ceux qui n’ont pas encore d’enfants s’imaginent que le problème des écrans sera réglé quand ce sera leur tour. En fait, on observe la tendance inverse : les enfants sont exposés de plus en plus jeunes, malgré la quantité de contenus nocifs et les risques de dépendance largement documentés. Ce problème de fond dépasse le cadre familial : pouvoirs publics et écoles peinent à suivre. Des enseignants me confient qu’ils perdent un temps fou à résoudre des problèmes de cyberharcèlement", explique Daisy.

Concernant l’impact nocif des smartphones sur la santé mentale des plus jeunes, elle précise : "L’anxiété et la dépression sont les principaux risques liés à une exposition trop précoce aux écrans. Lorsqu’un jeune enfant utilise régulièrement un smartphone, son cerveau s’habitue à être stimulé en permanence. En conséquence, il a de plus en plus de mal à se concentrer, à rester attentif sans distraction, et perd ses repères. Cela affecte sa confiance en lui et son équilibre émotionnel." 

Les prochaines étapes ? Daisy vise bien plus que le million de membres : elle souhaite que le mouvement Smartphone Free Childhood s’étende à l’échelle mondiale. Des pays comme le Kenya, le Brésil et l’Ouzbékistan ont déjà manifesté un intérêt concret pour l’initiative. Parallèlement, Daisy entend poursuivre ses actions de lobbying auprès des décideurs politiques et des géants de la tech, même si cette lutte s’avère ardue. 

Pour Daisy, le gouvernement britannique actuel ne semble pas vouloir légiférer sur ce sujet. Selon elle, cette réticence s’explique en partie par les tensions géopolitiques et les débats autour des tarifs douaniers, d’autant que Donald Trump considère toute régulation des entreprises américaines comme une atteinte à la liberté d’expression. Elle ajoute que le secteur de la tech semble peu concerné par ces enjeux : Mark Zuckerberg, par exemple, s’est exprimé pendant trois heures dans un podcast sans jamais évoquer la protection des enfants en ligne, alors qu’elle est censée être prioritaire pour Meta.

Pour lutter contre cette indifférence, le mouvement Smartphone Free Childhood entend poursuivre son action en faveur d’une gestion raisonnée et responsable de l’usage des smartphones chez les enfants. Interrogée sur le conseil qu’elle donnerait aux parents souhaitant interdire le portable à la maison, Daisy répond : "Les deux premières semaines sont les plus difficiles. Après, vous verrez que votre enfant s’ouvre au monde et regagne confiance en lui." 

Daisy insiste sur l’importance pour les parents de donner l’exemple : "Si vous passez vous-même tout votre temps sur votre téléphone, vos enfants vous imiteront et vous ne pourrez plus leur reprocher leur temps d’écran. Prouvez-leur que la vraie vie offre bien plus que le monde numérique", conseille-t-elle. "Ironie du sort, cette année, on a tellement utilisé nos téléphones pour faire grandir ce mouvement avec mon mari que notre fille se moque de nous. Elle nous dit qu’on devrait lancer une campagne 'sans écran' destinée aux adultes !"

Thomas Hobbs

Écrit par Thomas Hobbs

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